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Summary
# L'émergence de l'histoire comme science critique
Voici une synthèse détaillée sur l'émergence de l'histoire comme science critique.
## 1. L'émergence de l'histoire comme science critique
Cette section explore la transition de l'histoire, d'un simple récit ou témoignage, vers une discipline scientifique fondée sur l'analyse critique des sources et la culture de la preuve, un mouvement initié au XVIIe siècle par des figures telles que Jean Mabillon et Louis Sébastien Le Nain de Tillemont.
### 1.1 L'histoire avant le XVIIe siècle : récits et témoignages
Avant le XVIIe siècle, le concept d'histoire tel que nous le connaissons aujourd'hui était inexistant. Les écrits intitulés "histoire" existaient depuis plus de vingt-cinq siècles, avec des figures comme Hérodote. Cependant, le terme grec "historia" signifiait "enquête", portant souvent sur des événements contemporains plutôt que sur le passé.
* **Antiquité et Moyen Âge :** Le terme "histoire" couvrait des récits de contemporains (mémoires), des origines mythologiques ou des événements quasi-contemporains. L'approche rigoureuse d'un passé historiquement déterminé était rare. Les chroniques médiévales, par exemple, s'apparentaient à des récits de témoins oculaires.
* **Absence de rigueur critique :** L'histoire n'était ni mythe, ni simple témoignage, mais une analyse critique du passé.
### 1.2 Le XVIIe siècle : une révolution des paradigmes et la naissance de l'érudition critique
Le XVIIe siècle marque une rupture fondamentale dans la manière de concevoir le savoir, similaire à une "révolution scientifique" telle que décrite par Thomas Kuhn, impliquant un changement de paradigme.
#### 1.2.1 Les bouleversements du XVIIe siècle
Deux piliers de la pensée médiévale et de la Renaissance sont remis en question :
* **La culture de l'autorité :** La pensée antique et médiévale reposait sur l'autorité d'auteurs reconnus (comme Aristote). L'expérience qui contredisait la théorie de l'auteur était souvent ignorée.
* **La pensée analogique :** Le Moyen Âge et le XVIe siècle privilégiaient les ressemblances et les similitudes plutôt que les causalités strictes pour expliquer des phénomènes.
Face à ces éléments, la **rationalité discursive** s'impose, exigeant des démonstrations pour valider une proposition.
#### 1.2.2 La culture de la preuve
Vers les années 1630, le concept de "preuve" devient central. La vérité n'est plus une simple affirmation d'autorité, mais le résultat d'une démonstration basée sur des preuves.
> **Tip:** Il est important de noter que ces changements de paradigme scientifique n'ont pas été immédiatement appliqués à l'histoire. Une révolution historique distincte a eu lieu environ cinquante ans plus tard, vers les années 1680.
#### 1.2.3 Les pères fondateurs de l'érudition critique
* **Jean Mabillon (1632-1707) :** Moine bénédictin de la congrégation de Saint-Maur, Mabillon est considéré comme le père de l'érudition critique. Son ouvrage majeur, *De re diplomatica* (1680), est le premier traité méthodologique sur la diplomatique, c'est-à-dire la science des diplômes et des documents anciens. Il établit que l'histoire est une étude critique de la documentation, et que la preuve est essentielle.
* **Louis Sébastien Le Nain de Tillemont (1637-1698) :** Historien de l'Antiquité chrétienne, formé au jansénisme et aux petites écoles de Port-Royal. Son œuvre, notamment *Histoire des empereurs* (1691) et *Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique* (1693), se caractérise par un examen systématique des sources littéraires et épigraphiques, dont la valeur est rigoureusement pesée. Il vise à établir la vérité factuelle et dénonce la fiabilité limitée des hagiographies écrites longtemps après la vie des saints. Il définit l'histoire comme une science "positive", axée sur l'établissement cohérent des faits.
### 1.3 Le XVIIIe siècle : une diversification des approches
Le XVIIIe siècle voit coexister des tendances opposées : un retour à une histoire plus littéraire et une poursuite de l'érudition critique.
* **L'histoire littéraire et politique :** Des auteurs comme Voltaire (*Le Siècle de Louis XIV*) privilégient l'écriture et la finalité morale ou politique. Montesquieu (*Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence*, 1734) utilise l'histoire romaine comme un exemple de déclin d'empire, animé par des préoccupations politiques et philosophiques, sans rechercher une crédibilité historique rigoureuse.
* **La continuation de l'érudition :** Louis de Beaufort, avec sa *Dissertation sur l’incertitude des cinq premiers siècles de l’histoire romaine* (1738), introduit la notion cruciale d'"incertitude". Il souligne l'importance pour l'historien de reconnaître ses limites et les domaines où la documentation est insuffisante pour permettre des démonstrations.
* **Edward Gibbon :** Son *Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain* (1776) s'intéresse aux causes politico-religieuses du déclin, plaçant le christianisme au cœur de cette analyse.
### 1.4 Le XIXe siècle : la systématisation de l'histoire comme science et l'essor des institutions
Le XIXe siècle est souvent appelé le "siècle de l'histoire", marqué par une systématisation de la discipline, notamment en Allemagne, et par la création d'institutions dédiées à la recherche historique.
#### 1.4.1 L'héritage allemand : Ranke et l'idéal de l'objectivité
* **La réforme universitaire prussienne :** Suite aux défaites face à Napoléon, la Prusse réforme son système éducatif. La fondation de l'université de Berlin en 1802-1810, sous l'impulsion de Wilhelm von Humboldt, instaure un nouveau modèle universitaire axé sur la recherche et la liberté d'enseigner et d'apprendre, avec l'histoire comme l'une des quatre facultés fondamentales.
* **Leopold von Ranke (1795-1886) :** Figure centrale de l'historiographie allemande, Ranke a enseigné à la faculté de Berlin pendant soixante ans, formant de nombreux historiens européens.
* **Idéal d'objectivité :** Ranke prône une histoire détachée de toute émotion, cherchant une "froideur maximale" comme garantie d'objectivité. Il rejette tout jugement de valeur, affirmant que "l'histoire n'est pas une cour d'assise".
* **Travail sur la source :** L'activité de l'historien se concentre sur le travail minutieux sur les sources, perçues comme des "sources" pures de vérité. Ranke aspire à un temps où l'histoire ne sera faite que de témoignages directs et de sources primaires.
* **Histoire politico-militaire :** Son approche privilégie l'histoire événementielle, politico-militaire, négligeant l'évolution des groupes sociaux.
* **Méthodologie :** L'invention du **séminaire** (travaux dirigés chez le professeur) permet une pratique collective de l'érudition critique des textes, l'examen de leur authenticité et de leurs variantes.
* **Theodor Mommsen (1817-1903) :** Spécialiste de l'histoire romaine, il dirige le *Corpus Inscriptionum Latinarum* (CIL), témoignant de l'obsession de la source et de la collecte exhaustive. Son œuvre *Histoire romaine* en huit volumes fut très influente.
#### 1.4.2 Les institutions de recherche allemandes
* **Monumenta Germaniae Historica (MGH) :** Lancée en 1899, cette entreprise publie de manière scientifique la totalité des sources relatives à l'empire germanique médiéval. Le projet, bien que scientifique, est teinté de nationalisme ("saint amour de la patrie"). La méthodologie implique l'identification et la comparaison minutieuse des manuscrits pour établir le texte le plus fiable.
#### 1.4.3 Les nuances à l'orthodoxie rankéenne
* **Johann Gustav Droysen (1808-1884) :** Élève de Ranke, il nuance sa rigueur dans son *Précis de la science de l'histoire*. Il introduit la notion de **"questionnement historique"**, estimant que les faits ne parlent pas d'eux-mêmes et nécessitent l'intervention de la réflexion de l'historien pour prendre sens.
* **Wilhelm Dilthey (1833-1911) :** Philosophe, il distingue méthodologies des sciences de la nature (explication) et des sciences de l'esprit (compréhension). Il prône une **approche holistique**, insistant sur la nécessité de croiser intuition et expérience pour comprendre le monde humain, et de ne pas fragmenter les disciplines.
* **Jacob Burckhardt (1818-1897) :** Élève de Ranke, il analyse la Renaissance comme un moment de "découverte de l'Homme et du Monde". Son ouvrage *La Civilisation de la Renaissance en Italie* (1860) est profondément interprétatif, marquant un triomphe de l'interprétation sur la simple restitution documentaire. Il avance l'idée que "l'État est une œuvre d'art".
#### 1.4.4 L'historiographie française au XIXe siècle
* **L'école romantique :**
* **Philibert de Barante (1782-1865) :** Son *Histoire des ducs de Bourgogne* (1824) privilégie une approche narrative, dramatisée et romanesque, dénuée d'ambition intellectuelle.
* **Augustin Thierry (1795-1856) :** Inspiré par Chateaubriand et Walter Scott, il considère l'histoire comme un genre littéraire. Ses *Récits des temps mérovingiens* (1833) mettent en avant la bourgeoisie comme moteur de l'histoire.
* **Adolphe Mignet (1798-1884) :** Son *Histoire de la Révolution* se concentre sur des portraits et des individualités, négligeant souvent le peuple.
* **François Guizot (1787-1874) :** Protestant, il est nommé à la chaire d'histoire de la Sorbonne en 1812. Il promeut une histoire fondée sur des enchaînements d'idées, divisant son enseignement entre l'histoire de France et celle de la civilisation européenne. Il initie la publication de textes historiques sur le modèle allemand.
* **Jules Michelet (1798-1874) :** Historien du "peuple", fils d'un imprimeur, il développe une histoire vivante, chargée d'émotion. Son œuvre majeure, *Histoire de France*, met l'accent sur le peuple, ses modes de vie et ses croyances. Il est considéré comme un précurseur de l'histoire sociale et quotidienne, s'inspirant de Giambattista Vico. Son approche est romantique, cherchant à faire revivre le passé.
* **Numa Denis Fustel de Coulanges (1830-1889) :** Il voit l'histoire uniquement comme une science visant un discours aussi indiscutable que possible, s'opposant à la dimension littéraire chez Michelet. Il considère l'histoire comme la science des sociétés humaines. Son ouvrage *La Cité antique* (1864) analyse simultanément les cités grecques et romaines, basées sur la famille, la religion et la propriété. Il entreprend également une *Histoire des institutions politiques de l'ancienne France*.
#### 1.4.5 Le renouveau universitaire et l'influence allemande
* **La réforme de l'université :** Victor Duruy crée l'École pratique des hautes études (EPHE) en 1868, complétant les universités traditionnelles. Le modèle allemand du séminaire influence le système universitaire français, favorisant la recherche collective sur documents originaux.
* **L'essor de la IIIe République :** Les années 1875-1880 voient une généralisation de la nouvelle histoire universitaire, avec des locaux améliorés et l'introduction du mémoire de recherche dans le cursus.
* **Ernest Lavisse (1842-1922) :** Formé en Allemagne, il devient un conseiller ministériel influent et responsable des programmes d'histoire française. Son manuel *Le Petit Lavisse* contribue à l'acculturation des Français à l'histoire nationale. Il est considéré comme "l'instituteur de la nation", œuvrant à la construction du sentiment national par la langue et une généalogie imaginaire.
#### 1.4.6 L'ouverture vers les sciences sociales
* **Charles Seignobos (1854-1942) :** Dans *La Méthode historique appliquée aux sciences sociales* (1901), il préconise de prendre en compte les "intérêts matériels", développant la démographie et l'économie historique. Il distingue le système statique (étude à un moment donné) du système dynamique (évolution sur la durée).
* **Les Annales d'histoire économique et sociale :** Fondées en 1929 à Strasbourg par Marc Bloch et Lucien Febvre, cette revue marque un tournant. Elle intègre l'étude de la vie familiale, religieuse et politique dans l'histoire sociale. La revue combine l'étude des sociétés anciennes avec une attention aux questions contemporaines, privilégiant les problématiques thématiques sur la chronologie. Elle intègre également des avancées en géographie, psychologie et sociologie.
* **Marc Bloch (1886-1944) :** Auteur des *Rois thaumaturges* (1924) et *Les caractères originaux de l’histoire rurale française* (1931), il explore l'histoire des mentalités et des structures rurales.
* **Lucien Febvre (1878-1956) :** Auteur de *La terre et l’évolution humaine* (1922) et *Un destin, Martin Luther* (1928), il insiste sur la collaboration entre histoire et géographie et sur la compréhension de la Réforme à travers des études de cas.
### 1.5 L'histoire au XXe siècle : dialogue avec les sciences sociales et évolution des approches
Le XXe siècle voit l'histoire s'ouvrir davantage aux autres sciences sociales, donnant naissance à de nouvelles approches.
#### 1.5.1 L'histoire et la géographie : la "géohistoire"
* **Influence de Vidal de La Blache (1845-1929) :** Il développe le concept de "possibilisme", en opposition au déterminisme géographique. Son approche descriptive et raisonnée des paysages souligne l'interaction entre milieu naturel et sociétés humaines.
* **Collaboration :** La géographie et l'histoire sont enseignées ensemble. La "géohistoire" privilégie le "temps géographique", celui de l'évolution lente. Les historiens abordent la géographie par différents axes : géographie historique, science des paysages, tournant spatial.
#### 1.5.2 L'histoire et l'anthropologie : histoire des mentalités et histoire culturelle
* **L'histoire des mentalités :** Anticipeée par Michelet, elle se systématise dans les années 1920-1930. Elle vise à comprendre les cadres de pensée, les émotions et les croyances collectives.
* **Critiques de la notion de mentalité :** À partir des années 1980, des critiques remettent en cause cette notion, la jugeant trop simpliste, méprisante envers les groupes sociaux inférieurs et occultant les différences individuelles et générationnelles.
* **Anthropologie historique et histoire culturelle :** Ces approches, influencées par Claude Lévi-Strauss, restituent à chaque époque sa dignité propre.
* **Emmanuel Le Roy Ladurie :** Son ouvrage *Montaillou, village occitan* (1975) est un exemple phare d'histoire anthropologique basée sur des archives inquisitoriales.
* **L'histoire culturelle :** Elle explore les représentations du monde, l'histoire des sensibilités (Alain Corbin), l'histoire du corps, et l'histoire des mythes et symboles (Marcel Detienne, Michel Pastoureau).
#### 1.5.3 L'histoire quantitative et qualitative
* **Histoire sérielle :** Dans les années 1960-1970, l'histoire quantitative analyse des données chiffrées en série (ex: Pierre Chaunu, Arlette Daumard).
* **Retour au qualitatif :** Après les années 1970, une critique de l'approche anonyme et déshumanisée de l'histoire quantitative mène à un retour aux individus et aux récits.
#### 1.5.4 La révolution informatique et la pratique historique
* **Impact de l'informatique :** L'apparition des ordinateurs personnels dans les années 1980 et la numérisation des sources ont transformé la recherche historique, facilitant les calculs complexes, l'analyse lexicographique et la diffusion globale des données.
* **Nouveaux défis :** La numérisation soulève des questions de standards scientifiques, d'accès aux sources, de fiabilité des informations en ligne et de copyright.
En résumé, l'histoire a émergé comme une science critique grâce à une longue évolution méthodologique, passant d'une simple collecte de récits à une analyse rigoureuse des sources, intégrant progressivement les apports des autres sciences sociales pour une compréhension plus nuancée et complexe du passé humain.
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# La systématisation de la science historique en Allemagne au 19ème siècle
Absolument ! Voici une étude détaillée de la systématisation de la science historique en Allemagne au 19ème siècle, rédigée en français et formatée selon vos directives.
## 2. La systématisation de la science historique en Allemagne au 19ème siècle
Le 19ème siècle marque une rupture fondamentale dans la conceptualisation et la pratique de la science historique, particulièrement en Allemagne, où des réformes universitaires majeures et l'émergence de nouvelles méthodologies ont façonné la discipline pour les générations futures.
### 2.1 La refonte universitaire par Wilhelm von Humboldt
La défaite prussienne face à Napoléon au début du 19ème siècle a engendré une prise de conscience au sein de la classe politique prussienne : le pays souffrait d'une infériorité intellectuelle globale. Cette observation a conduit à un renouveau des idées scolaires et universitaires, visant à reconstruire la nation par l'éducation.
#### 2.1.1 La fondation de l'université de Berlin
Un événement clé de cette période fut la fondation de l'université de Berlin entre 1802 et 1810, considérée comme l'invention de l'université contemporaine. Wilhelm von Humboldt fut l'architecte de ce nouveau modèle. Contrairement aux universités de l'Ancien Régime qui comportaient quatre facultés (arts, droit, théologie, médecine) sans place pour l'histoire, le système humboldtien comprenait quatre facultés révisées : philosophie, mathématiques, philologie et **histoire**.
#### 2.1.2 La liberté d'enseigner et d'apprendre
Le système humboldtien prônait la « liberté d’enseigner et d’apprendre ». Les étudiants pouvaient s'inscrire aux cours de leur choix sans cursus prédéterminé, et les professeurs enseignaient sans programme imposé. L'université était conçue comme un lieu de recherche, soutenu par l'État mais indépendant de son ingérence directe. Ce système a produit d'excellents résultats et a fortement influencé la conception de l'histoire.
### 2.2 L'essor de la méthode de Leopold von Ranke : objectivité et travail sur les sources
Leopold von Ranke, professeur d'histoire à la faculté de Berlin à partir de 1825, est la figure centrale de cette nouvelle conception de l'histoire. Son influence fut considérable, formant la plupart des historiens européens pendant ses soixante ans d'enseignement.
#### 2.2.1 L'idéal de l'histoire comme récit objectif
Ranke prônait un idéal d'histoire comme récit détaché de toute affectation et émotion, visant une « froideur maximale » comme garantie d'objectivité. Son approche était strictement politico-militaire, considérant l'histoire comme une succession d'événements sans mettre l'accent sur l'évolution des groupes sociaux.
> **Tip:** L'objectivité pour Ranke signifiait l'évitement absolu de tout jugement de valeur. Sa célèbre formule est : « L'histoire n'est pas une cour d'assise ».
#### 2.2.2 Le travail sur les sources : la notion de "source"
L'activité de l'historien se concentrait sur le travail minutieux sur les sources. Le terme « source » évoque l'image d'une pureté et d'une origine. Pour Ranke, un document médiéval authentifié recélait la « pure vérité » des faits recherchés. Il exprimait le souhait d'un temps où l'histoire serait exclusivement composée de témoignages directs et de sources primaires, sans interprétation personnelle de l'historien.
> **Exemple:** Ranke résumait son objectif par la célèbre phrase, empruntée à Thucydide : l'historien doit dire ce qui s'est passé tel que cela s'est réellement passé.
#### 2.2.3 L'invention du séminaire historique
Bien que Ranke ne fût pas un orateur exceptionnel, son domicile est devenu un lieu d'apprentissage central avec l'invention du séminaire historique. Cet équivalent des travaux dirigés réunissait ses élèves les plus avancés pour pratiquer collectivement l'érudition critique des textes, analyser des chartes et chroniques, et discuter de leur authenticité. Cette méthode formelle de formation fut une innovation majeure.
### 2.3 L'importance des institutions : les Monumenta Germaniae Historica (MGH)
Parallèlement au développement méthodologique, des institutions d'envergure ont vu le jour pour soutenir la recherche historique.
#### 2.3.1 Le projet des MGH
Lancés en 1899 par le gouvernement prussien, les Monumenta Germaniae Historica (MGH) visaient à publier de manière scientifique l'intégralité des sources relatives à l'empire germanique médiéval, du 5ème siècle à la Réforme luthérienne. Ce projet englobait des textes narratifs, législatifs, et des correspondances.
> **Tip:** La devise des MGH, « saint amour de la patrie », souligne la dimension nationale intrinsèque à ce grand projet scientifique.
#### 2.3.2 La critique documentaire à son apogée
Sous la direction de G. Pertz, la feuille de route des MGH exigeait l'identification de toutes les copies manuscrites d'un texte, leur comparaison mot par mot pour établir un *stemma* (arbre généalogique du texte), et ainsi retrouver la version la plus fiable. Cette approche représentait l'exigence scientifique maximale pour la constitution d'un corpus documentaire. Les MGH ont fait des Allemands des spécialistes internationaux de la critique documentaire.
### 2.4 Nuances et critiques de l'orthodoxie rankéenne
Bien que dominante, la méthodologie rankéenne a suscité des débats et des approches alternatives.
#### 2.4.1 Johann Gustav Droysen et la science de l'histoire
Élève de Ranke, J.G. Droysen, dans son *Précis de la science de l'histoire*, a maintenu la méthodologie en quatre temps (heuristique, critique des sources, interprétation, exposition historique). Cependant, il a divergé de Ranke en affirmant que l'effacement de l'historien menait à une objectivité stérile. Pour Droysen, les faits nécessitent un questionnement historique issu de la réflexion personnelle de l'historien pour prendre sens.
#### 2.4.2 Wilhelm Dilthey et la distinction des sciences de l'esprit
Wilhelm Dilthey a souligné la différence fondamentale entre les sciences de la nature (qui expliquent par des lois universelles) et les sciences de l'esprit (qui relèvent de la compréhension). Il a plaidé pour une approche holistique, croisant intuition et expérience pour appréhender le monde humain et social dans sa complexité.
#### 2.4.3 Jacob Burckhardt et l'interprétation de la Renaissance
Jacob Burckhardt, élève de Ranke, s'est distingué par son approche interprétative de la Renaissance dans *La Civilisation de la Renaissance en Italie*. Il a mis l'accent sur la « découverte de l'Homme et du Monde », le rôle de l'individualité et la conception de « l'État comme une œuvre d'art », marquant un triomphe de l'interprétation sur la simple restitution documentaire.
Ce développement progressif, marqué par les réformes humboldtiennes, la rigueur méthodologique de Ranke, le travail institutionnel des MGH et les critiques constructives de Droysen, Dilthey et Burckhardt, a solidifié la place de l'histoire comme discipline scientifique en Allemagne au 19ème siècle.
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# L'évolution de l'historiographie française et l'influence de l'Allemagne
Voici un résumé détaillé sur l'évolution de l'historiographie française et l'influence de l'Allemagne, destiné à une préparation d'examen.
## 3. L'évolution de l'historiographie française et l'influence de l'Allemagne
Cette section retrace le développement de la science historique en France, depuis les premières approches critiques jusqu'à l'adoption et l'adaptation du modèle universitaire allemand, en soulignant l'impact de nouvelles méthodologies.
### 3.1 Les prémices de l'historiographie critique
Avant le XIXe siècle, le terme "histoire" ne possédait pas la même signification qu'aujourd'hui. Les récits antiques et médiévaux, tels que ceux d'Hérodote ou de Tite-Live, se concentraient davantage sur l'enquête contemporaine, la narration mythologique ou les mémoires de témoins directs, plutôt que sur une analyse critique et rigoureuse du passé.
#### 3.1.1 La révolution scientifique du XVIIe siècle et son impact
Le XVIIe siècle marque une rupture profonde, initiée par les révolutions scientifiques, qui remettent en cause les cadres de pensée traditionnels. Selon Thomas Kuhn, une révolution scientifique n'est pas une simple découverte, mais un changement de paradigme.
* **Abandon de la culture de l'autorité :** La pensée antique et médiévale reposait sur la vénération des auteurs reconnus (comme Aristote). L'expérience était souvent interprétée pour confirmer l'autorité de ces textes. La nouvelle rationalité impose la démonstration et la recherche de preuves.
* **Rejet de la pensée analogique :** Le Moyen Âge et la Renaissance privilégiaient les raisonnements par ressemblance plutôt que par causalité. Par exemple, l'utilisation thérapeutique d'une substance était justifiée par sa similitude avec l'organe affecté, sans recours systématique à l'expérimentation.
#### 3.1.2 La naissance de l'érudition critique
La révolution historique s'amorce environ cinquante ans après les révolutions astronomiques, vers les années 1680, avec l'émergence de l'érudition critique.
* **Jean Mabillon et le traité "De re diplomatica" (1680) :** Ce moine bénédictin, père de la diplomatique, établit les bases de la science des diplômes et des actes anciens. Son œuvre est fondamentale pour la méthodologie de l'utilisation des preuves et la critique documentaire. L'histoire devient une étude critique de la documentation.
* **Louis Sébastien Le Nain de Tillemont (1637-1698) :** Formé dans le milieu janséniste de Port-Royal, Tillemont pratique un examen systématique et critique des sources littéraires et épigraphiques. Il met l'accent sur la recherche de la vérité des faits et souligne l'importance de la proximité chronologique des témoignages avec les événements. Il considère l'histoire comme une science "positive", basée sur l'établissement des faits, et non sur l'édification morale (contrairement à Bossuet).
#### 3.1.3 Le XVIIIe siècle : entre littérature et doute méthodique
Le XVIIIe siècle voit une diversification des approches historiographiques :
* **Retour à une histoire littéraire :** Des auteurs comme Voltaire (Siècle de Louis XIV) privilégient la forme littéraire et l'agrément de la narration.
* **Histoire à visée politique :** Montesquieu (Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, 1734) utilise le passé romain comme exemple pour élaborer une thèse sur le déclin des empires, révélant des préoccupations politiques contemporaines.
* **Affirmation du doute méthodique :** Louis de Beaufort (Une dissertation sur l’incertitude des cinq premiers siècles de l’histoire romaine, 1738) introduit la notion cruciale d'incertitude. Il souligne que la faiblesse ou l'absence de preuves documentaires rend impossible toute démonstration pour certaines périodes, nécessitant une posture de prudence. L'histoire devient alors un mélange de domaines prouvables et de domaines où subsiste l'incertitude.
### 3.2 Le XIXe siècle : le siècle de l'histoire et l'influence allemande
Le XIXe siècle est souvent qualifié de "siècle de l'histoire", marqué par une professionnalisation et une systématisation de la discipline, largement influencées par le modèle universitaire allemand.
#### 3.2.1 La réforme universitaire allemande et l'émergence du modèle
Les défaites prussiennes face à Napoléon au début du XIXe siècle ont conduit à une prise de conscience de la nécessité d'une réforme intellectuelle et universitaire pour la reconstruction nationale.
* **La fondation de l'université de Berlin (1802-1810) :** Sous l'impulsion de Wilhelm von Humboldt, l'université de Berlin devient le prototype de l'université moderne.
* **Révision du système des facultés :** L'histoire est intégrée comme discipline à part entière, aux côtés de la philosophie, des mathématiques et de la philologie, remplaçant le système hérité du Moyen Âge.
* **Liberté d'enseigner et d'apprendre :** L'étudiant choisit ses cours, et l'enseignant jouit d'une grande liberté pédagogique. L'université est conçue comme un lieu de recherche.
* **Soutien de l'État :** L'État soutient financièrement l'université sans s'immiscer dans son fonctionnement interne.
#### 3.2.2 Leopold von Ranke et l'idéal de l'objectivité
Leopold von Ranke (1795-1886) fut une figure centrale de l'historiographie allemande, enseignant à Berlin pendant soixante ans et formant de nombreux historiens européens.
* **L'histoire comme récit objectif :** Ranke prônait une histoire détachée de toute appartenance idéologique ou émotionnelle. Il recherchait la "froideur" comme garantie d'objectivité. Son idéal était de raconter "ce qui s'est passé comme cela s'est vraiment passé", une formule empruntée à Thucydide.
* **Travail sur les sources :** L'activité de l'historien se concentre sur l'étude minutieuse des sources primaires, considérées comme porteuses d'une "pure vérité". Le vocabulaire de la "source" reflète cette idée de pureté et de fiabilité.
* **Exclusion du jugement de valeur :** Ranke estimait que l'historien ne devait pas porter de jugement de valeur, affirmant que "l'histoire n'est pas une cour d'assise". Il fallait se dépouiller de ses sympathies et antipathies personnelles.
* **Le séminaire :** Ranke a innové avec le système du séminaire, où les étudiants les plus avancés se réunissaient chez le professeur pour pratiquer collectivement l'érudition critique, analysant l'authenticité des chartes et chroniques. Cette méthode, inconnue avant, devint essentielle pour la formation des historiens.
* **Focus sur l'histoire politico-militaire :** L'idéal rankéen privilégiait un récit des événements politiques et militaires, négligeant l'évolution des groupes sociaux.
#### 3.2.3 L'Allemagne des projets ambitieux : Mommsen et les Monumenta Germaniae Historica
L'historiographie allemande du XIXe siècle se caractérise par des entreprises d'envergure.
* **Theodor Mommsen (1817-1903) :** Spécialiste de l'histoire romaine, il a dirigé une entreprise scientifique monumentale : le *Corpus Inscriptionum Latinarum* (CIL), un recueil de toutes les inscriptions latines. Son "Histoire romaine" en huit volumes a marqué les esprits. Mommsen, lauréat du prix Nobel de littérature, aspirait à sortir l'histoire du champ littéraire pour en faire une science rigoureuse.
* **Monumenta Germaniae Historica (MGH) :** Lancé en 1899 par le gouvernement prussien, ce projet visait à publier l'intégralité des sources relatives à l'empire germanique médiéval. Il combinait une exigence scientifique maximale (comparaison des manuscrits, établissement du *stemma* textuel) et une dimension nationaliste, comme l'indique la devise "saint amour de la patrie". Les MGH ont fait des Allemands des spécialistes reconnus de la critique documentaire en Europe.
#### 3.2.4 Les nuances à l'orthodoxie rankéenne : Droysen, Dilthey et Burckhardt
Si le modèle rankéen fut dominant, des voix se sont élevées pour en nuancer les principes.
* **Johann Gustav Droysen (1808-1884) :** Élève de Ranke, Droysen, dans son "Précis de la science de l'histoire", propose une méthodologie en quatre temps (heuristique, critique, interprétation, exposition). Cependant, il conteste l'effacement total de l'historien, affirmant que les faits ne parlent pas d'eux-mêmes et nécessitent un "questionnement historique" pour prendre sens. Cette idée préfigure celle reprise par l'École des Annales.
* **Wilhelm Dilthey (1833-1911) :** Philosophe, Dilthey distingue méthodologiquement les sciences de la nature (explication) des sciences de l'esprit (compréhension). Il affirme l'irréductibilité des méthodologies et prône une approche holistique, critique du fractionnement excessif des disciplines.
* **Jacob Burckhardt (1818-1897) :** Élève de Ranke, Burckhardt, dans "La Civilisation de la Renaissance en Italie" (1860), s'éloigne de la restitution documentaire pure. Il propose une analyse interprétative, centrée sur la "découverte de l'Homme et du Monde", soulignant l'émergence de l'individualité et la Renaissance comme une "œuvre d'art", rompant ainsi avec la stricte restitution des données.
### 3.3 L'historiographie française au XIXe siècle : entre romantisme et positivisme
L'historiographie française du XIXe siècle voit cohabiter et s'opposer plusieurs écoles, confrontées au prestige du modèle allemand.
#### 3.3.1 L'école romantique
Cette école privilégie le récit, le spectaculaire et l'émotion.
* **Paul de Barante (1782-1862) :** Son "Histoire des ducs de Bourgogne" (1824) met l'accent sur des épisodes dramatisés, offrant une vision romanesque et théâtrale, plus divertissante qu'intellectuelle.
* **Augustin Thierry (1795-1856) :** Influencé par le romantisme littéraire, Thierry considère l'histoire comme un genre littéraire. Ses "Récits des temps mérovingiens" (1833) mettent en scène le spectacle de l'histoire, tout en soulignant, dans une perspective libérale, le rôle de la bourgeoisie.
* **Adolphe Mignet (1798-1884) :** Son "Histoire de la Révolution française" (1824) se concentre sur les portraits et les individualités, adoptant une perspective biographique plutôt qu'une histoire totale, et ignorant souvent le peuple comme moteur historique.
#### 3.3.2 François Guizot et l'histoire de la civilisation européenne
François Guizot (1787-1874), d'origine protestante genevoise, marque une transition vers une histoire plus conceptuelle.
* **Chaire d'histoire à la Sorbonne :** Nommé en 1812, Guizot rompt avec l'histoire centrée sur les "grands hommes" pour privilégier les enchaînements d'idées et la cohérence du passé.
* **Histoire de la civilisation européenne :** Il étend son champ d'étude au-delà de la France, s'inspirant de son admiration pour le modèle britannique. Dans son "Histoire de la révolution d'Angleterre" (1828), il analyse la prospérité du pays par la combinaison du libéralisme religieux et économique.
* **Initiatives éditoriales :** Devenu ministre, Guizot initie la publication de collections de documents historiques médiévaux et modernes financées par l'État, reconnaissant l'importance de la critique documentaire sur le modèle allemand.
#### 3.3.3 Jules Michelet : l'historien du peuple et le poète de l'histoire
Jules Michelet (1798-1874) incarne une approche profondément romantique et humaniste de l'histoire.
* **L'histoire du peuple :** Fils d'un imprimeur républicain et anticlérical, Michelet donne une place centrale au peuple, à ses modes de vie, ses croyances et ses valeurs, anticipant l'histoire sociale et quotidienne.
* **L'histoire comme résurrection :** Convaincu du rôle moral de l'histoire, il la conçoit comme une discipline vivante, chargée d'émotion, visant à faire revivre le passé. Sa devise personnelle "La vie, la mort, la résurrection" illustre cette conception.
* **Influence de Vico :** Influencé par Giambattista Vico, Michelet s'intéresse aux grandes évolutions à long terme, notamment dans les domaines du langage, des croyances et des coutumes.
* **Travail archivistique :** En tant que chef de la section historique des Archives nationales, il dépouille et analyse méticuleusement les documents, notamment ceux du procès des Templiers.
* **Ton subjectif et passionné :** Contrairement à l'idéal d'objectivité, Michelet écrit avec passion, ses écrits étant souvent le fruit de ses états d'âme, marquant une rupture avec une histoire purement descriptive.
#### 3.3.4 Numa Denis Fustel de Coulanges : une science positiviste et sociologique
Numa Denis Fustel de Coulanges (1830-1889) représente une rupture nette avec Michelet, prônant une histoire strictement scientifique et objective.
* **L'histoire comme science :** Fustel considère le plaisir comme absent de la démarche historique, qui doit viser un discours "aussi indiscutable que possible", excluant tout jugement personnel.
* **Science des sociétés humaines :** Si sa méthodologie s'inspire des historiens allemands, ses objectifs diffèrent : pour lui, l'histoire est la science des sociétés humaines, synonyme de sociologie, dont l'objet est l'étude des faits sociaux.
* **"La Cité antique" (1864) :** Cet ouvrage pionnier analyse simultanément les cités grecques et romaines, reposant sur trois piliers : la famille (unité fondamentale), la religion (émanant de la famille et de la divinisation des ancêtres), et la propriété.
* **"Histoire des institutions politiques de l'ancienne France" :** Dans cette œuvre inachevée, Fustel poursuit son enquête sur la propriété, ancrant la société dans ses fondements matériels, et rêve d'une histoire de la monarchie française à forte identité nationale.
* **Influence et récupération :** Admiré par Marc Bloch, son œuvre fut également récupérée par les milieux conservateurs de l'Action Française, occultant parfois sa pensée.
### 3.4 La modernisation de l'université française et l'adoption du modèle allemand
Le début du XIXe siècle voit une prise de conscience de la médiocrité scientifique de l'université française. La réforme prend modèle sur l'Allemagne, notamment grâce à des figures comme Victor Duruy.
* **L'École pratique des hautes études (EPHE, 1868) :** Créée par Duruy, l'EPHE devient un complément aux universités traditionnelles et intègre des méthodes inspirées du séminaire allemand.
* **L'essor de l'enseignement universitaire :** La IIIe République (années 1870-1880) impulse une généralisation de l'enseignement universitaire, en province comme à Paris, avec des structures inspirées du modèle allemand (palais universitaires, diplôme d'études supérieures incluant un mémoire de recherche).
* **La "Langlois et Seignobos" (1898) :** Cette "Introduction aux études historiques" formalise les nouvelles exigences de la discipline, axées sur le travail direct avec les documents et la résolution inédite de questions historiques.
* **Ernest Lavisse et l'"instituteur de la nation" :** Ayant lui-même étudié en Allemagne, Lavisse devient un conseiller ministériel influent, responsable des programmes d'histoire. Son manuel "Le Petit Lavisse" façonne l'acculturation historique des Français pendant un demi-siècle, promouvant la construction d'un sentiment national basé sur la langue et une "généalogie imaginaire" des ancêtres.
#### 3.4.1 L'ouverture vers les sciences sociales : économie, démographie et sociologie
Dès la fin du XIXe siècle, l'histoire s'ouvre à de nouvelles dimensions.
* **Charles Seignobos (1854-1942) :** Dans sa "Méthode historique appliquée aux sciences sociales" (1901), il préconise l'étude des "intérêts matériels", la démographie et l'économie. Il propose une approche systémique (statique et dynamique) des faits économiques et sociaux, appuyée sur une critique rigoureuse des textes.
* **L'émergence de la sociologie :** L'arrivée d'Émile Durkheim et de sa conception de la sociologie comme "l'étude générale des sociétés" (l'histoire étant "une branche rétrospective de la sociologie") crée une tension, mais aussi un dialogue fécond.
#### 3.4.2 L'École des Annales : un tournant majeur
Fondée à Strasbourg en 1929, la revue *Les Annales d'histoire économique et sociale* marque un renouvellement profond de l'historiographie.
* **Nouveaux centres de recherche :** Strasbourg, avant la Première Guerre mondiale, devient un foyer intellectuel dynamique, attirant Marc Bloch (médiéviste), Lucien Febvre (moderniste) et Albert Demangeon (géographe). Ce milieu est enrichi par la présence d'un institut de psychologie (Charles Blondel) et d'une chaire de sociologie (Maurice Halbwachs).
* **L'histoire des mentalités et des représentations :** Inspirés par la psychologie collective et la sociologie, Bloch et Febvre développent une histoire des mentalités, s'intéressant aux cadres de pensée, aux croyances et aux atmosphères mentales, anticipant l'histoire culturelle.
* **Marc Bloch :** Dans "Les rois thaumaturges" (1924), il analyse la croyance en la guérison miraculeuse des rois pour comprendre la conception de la monarchie. Son "La Société féodale" contient un chapitre intitulé "Atmosphère mentale, façon de sentir et de penser".
* **Lucien Febvre :** Formé à la sociologie et à la psychologie, il utilise des personnages (Martin Luther, Rabelais) comme portes d'entrée pour comprendre des problèmes plus vastes, s'appuyant sur l'étude des "états de l'art" historiographiques.
* **L'histoire des structures et des "longues durées" :** Les fondateurs des Annales s'intéressent aux évolutions lentes, aux structures qui dépassent l'événementiel. Fernand Braudel, successeur de Febvre, développe la notion de "temps géographique" comme la durée la plus longue.
* **Dialogue avec la géographie :** La géographie, théorisée en France par Paul Vidal de La Blache, devient une discipline clé. L'historien doit considérer le "milieu" comme un facteur d'influence, offrant "possibilités" et "contraintes" aux sociétés. Des monographies régionales et des "géohistoires" émergent.
* **Le tournant spatial :** L'espace n'est plus seulement physique, mais aussi social et culturel, devenant un indicateur de la structure sociale d'une ville ou d'une région.
#### 3.4.3 L'histoire culturelle : un nouveau paradigme
L'histoire culturelle, qui succède progressivement à l'histoire des mentalités et à l'anthropologie historique, élargit le champ d'investigation.
* **Une histoire des sensibilités :** Alain Corbin explore l'histoire olfactive, auditive et visuelle, montrant comment la perception du monde a évolué (ex: le miasme au XIXe siècle, la transformation de la mer de lieu hostile à lieu de plaisir).
* **Une histoire du corps :** Le corps, longtemps négligé, devient un objet d'étude, révélant des évolutions sociales (ex: le bronzage comme marqueur social).
* **L'histoire des mythes et des symboles :** Des historiens comme Marcel Detienne (mythologie grecque) et Michel Pastoureau (symbolisme animalier, blasons) analysent les représentations et les mythes pour comprendre la construction du sens. Maurice Agulhon étudie les symboles politiques (Marianne).
* **Confrontation avec l'histoire quantitative :** L'histoire culturelle se distingue de l'histoire quantitative (sérielle), qui privilégie les données chiffrées. Bien que ces deux approches aient leurs mérites, l'histoire culturelle met l'accent sur le qualitatif et l'interprétation.
#### 3.4.4 L'impact de la révolution informatique et de la numérisation
L'avènement de l'informatique et de la numérisation a profondément transformé la pratique historique.
* **Potentiel des outils numériques :** Les ordinateurs permettent des calculs complexes, l'analyse lexicographique et la gestion de vastes ensembles de données.
* **Numérisation des sources :** L'accès facilité aux manuscrits anciens et aux revues scientifiques transforme la recherche, tout en soulevant de nouvelles questions sur la fiabilité des sources et le "régime de parité" entre travaux académiques et productions non validées.
En conclusion, l'historiographie française a connu une profonde transformation au cours des XIXe et XXe siècles, passant d'une approche littéraire et érudite à une science rigoureuse, largement influencée par le modèle universitaire allemand. Cette évolution s'est caractérisée par une professionnalisation accrue, l'adoption de nouvelles méthodologies (critique documentaire, séminaire, analyse quantitative et qualitative), un dialogue constant avec les sciences sociales (sociologie, géographie, anthropologie) et une diversification des objets d'étude, culminant dans l'histoire culturelle contemporaine.
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# Le dialogue entre l'histoire et les sciences sociales
Ce chapitre explore l'évolution de la discipline historique et son dialogue croissant avec les sciences sociales, mettant en lumière la transition d'une histoire événementielle vers des approches plus larges et interdisciplinaires.
### 4.1 L'émergence de la science historique et la culture de la preuve
#### 4.1.1 Définir la science historique
La science historique, telle que nous la concevons aujourd'hui, est une analyse critique et rigoureuse d'un passé historiquement déterminé. Ce n'est pas une simple accumulation de récits ou de témoignages contemporains, comme c'était souvent le cas dans l'Antiquité et au Moyen Âge où les termes "histoire", "chronique" ou "mémoire" avaient des acceptions différentes.
#### 4.1.2 Les révolutions scientifiques du XVIIe siècle comme paradigme
Le XVIIe siècle marque une rupture fondamentale, comparable à une révolution scientifique au sens de Thomas Kuhn. Ce n'est pas seulement une découverte, mais un changement de cadre de pensée. Deux piliers de la pensée médiévale et de la Renaissance sont remis en cause :
* **La culture de l'autorité :** La pensée antique et médiévale reposait sur la vénération des auteurs reconnus (comme Aristote), dont les affirmations étaient considérées comme vérité absolue, même face à des expériences contradictoires.
* **La pensée analogique :** La compréhension du monde se faisait par ressemblances et similitudes, plutôt que par causalités rigoureuses. Par exemple, l'usage de plantes médicinales était basé sur leur ressemblance avec l'organe à soigner, sans vérification empirique.
Face à cela, s'impose la **rationalité discursive**, qui exige des démonstrations et des preuves pour considérer une proposition comme vraie. Ce passage d'une logique d'affirmation à une logique de démonstration fonde la "culture de la preuve".
#### 4.1.3 La naissance de l'érudition critique : Jean Mabillon et Louis-Sébastien Le Nain de Tillemont
La révolution historique, cinquante ans après les sciences astronomiques, se manifeste vers la fin du XVIIe siècle avec l'émergence de l'érudition critique.
* **Jean Mabillon (1632-1707)** est considéré comme le père de cette érudition critique. Son traité *De re diplomatica* (1680) pose les bases de la **diplomatique**, science des actes anciens et des documents. Son approche révolutionnaire est de considérer l'histoire comme une **étude critique de la documentation**, où le document authentifié devient une source primordiale pour construire la preuve.
* **Louis-Sébastien Le Nain de Tillemont (1637-1698)**, bien que non ecclésiastique, a été profondément influencé par le milieu janséniste et les "petites écoles de Port-Royal". Son œuvre, centrée sur l'histoire antique chrétienne, se caractérise par un **examen systématique des sources**, littéraires et épigraphiques, dont la valeur critique est évaluée. Tillemont privilégie l'établissement des faits à leur interprétation morale ou théologique, cherchant la "vérité toute simple".
> **Tip :** La distinction entre une histoire basée sur l'autorité et la ressemblance, et une histoire basée sur la preuve et la démonstration, est fondamentale pour comprendre l'évolution de la discipline.
#### 4.1.4 Le XVIIIe siècle : entre retour littéraire et quête d'incertitude
Le XVIIIe siècle présente un tableau contrasté :
* **Retour à une histoire littéraire :** Des auteurs comme **Voltaire** privilégient l'écriture et le style, parfois au détriment de la rigueur scientifique.
* **Histoire à visée contemporaine :** **Montesquieu**, dans ses *Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence* (1734), utilise Rome comme un exemple pour étayer ses propres thèses politiques sur le déclin des empires. L'érudition critique n'est pas sa priorité.
* **L'introduction de l'incertitude :** **Louis de Beaufort**, avec sa *Dissertation sur l'incertitude des cinq premiers siècles de l’histoire romaine* (1738), introduit la notion clé d'**incertitude**. Il souligne que la faiblesse ou l'absence de documentation rend impossible la démonstration, invitant à la prudence dans l'établissement des faits. Il distingue ainsi des domaines historiques dont la preuve est solide et d'autres où l'incertitude prévaut.
**Edmund Gibbon**, avec *Histoire du déclin et de la chute de l'Empire romain* (1776), ouvre des perspectives au-delà de la seule histoire politique, s'interrogeant sur les facteurs politico-religieux, comme le rôle du christianisme, dans la disparition de l'empire.
### 4.2 Le XIXe siècle : le siècle de l'histoire et l'influence allemande
Le XIXe siècle est souvent qualifié de "siècle de l'histoire", marqué par une systématisation et une professionnalisation croissantes de la discipline, notamment sous l'impulsion allemande.
#### 4.2.1 La réforme universitaire allemande et l'émergence de l'université moderne
Les défaites prussiennes face à Napoléon ont révélé une infériorité globale, intellectuelle et scolaire. Cela a conduit à une profonde réforme du système éducatif, avec la création de l'université de Berlin (1809-1810) par **Wilhelm von Humboldt**. Ce nouveau modèle universitaire se caractérise par :
* L'**union de la recherche et de l'enseignement** : l'université devient un lieu de production de savoir.
* La **liberté d'enseigner et d'apprendre** : les étudiants choisissent leurs cours, et les professeurs enseignent avec une grande liberté pédagogique.
* La **révision du système des facultés** : la philosophie, les mathématiques, la philologie et l'histoire acquièrent un statut central.
#### 4.2.2 Leopold von Ranke et l'idéal de l'objectivité
**Leopold von Ranke (1795-1886)**, professeur à Berlin, a exercé une influence considérable sur l'historiographie européenne. Il incarne l'idéal d'une histoire scientifique, débarrassée de toute appartenance idéologique, et visant la neutralité absolue.
* **Méthodologie :** Ranke met l'accent sur le **travail sur la source**, considérée comme un témoignage "pur" des faits. Il a développé le **séminaire**, une méthode de travail collectif sur les textes anciens, permettant aux étudiants de pratiquer l'érudition critique.
* **Objectivité et neutralité :** Pour Ranke, l'historien doit s'effacer pour laisser parler les faits. L'histoire n'est pas une "cour d'assise" ; tout jugement de valeur doit être évité. L'objectif est de raconter "ce qui s'est passé comme cela s'est vraiment passé", une formule empruntée à Thucydide.
* **Focus politico-militaire :** L'histoire selon Ranke est avant tout un récit politico-militaire, négligeant les évolutions sociales ou les mentalités collectives.
#### 4.2.3 L'essor des grandes entreprises documentaires
L'Allemagne du XIXe siècle voit naître des projets monumentaux de publication de sources :
* Les **Monumenta Germaniae Historica (MGH)** : lancés en 1899, ce projet vise à publier de manière scientifique la totalité des sources relatives à l'empire germanique médiéval. Il témoigne d'une exigence scientifique maximale dans la constitution de corpus documentaires.
* Le **Corpus Inscriptionum Latinarum (CIL)** : dirigé par **Theodor Mommsen (1817-1903)**, ce projet monumental recueil toutes les inscriptions latines, illustrant l'obsession de la source et de la précision documentaire.
#### 4.2.4 Nuances à l'orthodoxie rankéenne
Malgré la prédominance du modèle rankéen, des voix s'élèvent pour en nuancer les principes :
* **Johann Gustav Droysen (1808-1884)**, élève de Ranke, propose une méthodologie en quatre temps (heuristique, critique, interprétation, exposition) mais insiste sur la nécessité d'un "questionnement historique" de la part de l'historien pour donner sens aux documents muets.
* **Wilhelm Dilthey (1833-1911)** distingue les **sciences de la nature** (explication) des **sciences de l'esprit** (compréhension), plaidant pour une approche holistique et interdisciplinaire afin de saisir la complexité du monde humain.
* **Jacob Burckhardt (1818-1897)**, dans *La Civilisation de la Renaissance en Italie* (1860), opère un tournant majeur en proposant une **analyse culturelle et interprétative** de la Renaissance, centrée sur la découverte de l'Homme et du Monde. Son approche s'oppose radicalement à la restitution documentaire pure de Ranke.
> **Tip :** La distinction entre une histoire purement objective et factuelle (Ranke) et une histoire interprétative et culturelle (Burckhardt) est une dichotomie clé à retenir.
### 4.3 L'historiographie française au XIXe siècle : entre romantisme et ambitions nouvelles
L'historiographie française du XIXe siècle est traversée par des courants variés, marqués par le romantisme puis par une volonté de professionnalisation inspirée par le modèle allemand.
#### 4.3.1 L'école romantique
* **Prosper de Barante (1782-1866)** privilégie une **approche narrative et romanesque**, privilégiant les épisodes spectaculaires pour divertir, comme en témoigne son *Histoire des ducs de Bourgogne*.
* **Augustin Thierry (1795-1856)**, influencé par Châteaubriand et Walter Scott, considère l'histoire comme un genre littéraire. Son projet politique le pousse à affirmer le rôle central de la bourgeoisie dans l'histoire de France.
* **Adolphe Thiers (1797-1877)** et **François Mignet (1796-1884)** adoptent une perspective plus classique, mais se concentrent souvent sur les individualités et les portraits, négligeant parfois les dynamiques collectives.
#### 4.3.2 François Guizot et l'ambition d'une histoire de la civilisation
**François Guizot (1787-1874)**, historien et homme politique, apporte une vision nouvelle. Issu d'une culture protestante, il enseigne à la Sorbonne et propose une histoire fondée sur les enchaînements d'idées, axée sur l'histoire de la civilisation européenne. Il admire le modèle britannique, combinant libéralisme religieux et économique.
> **Exemple :** L'œuvre de Guizot sur l'Histoire de la révolution d'Angleterre (1828) illustre sa volonté d'analyser les fondements de la prospérité d'une nation à travers ses institutions libérales.
#### 4.3.3 Jules Michelet : l'historien du "peuple" et le poète de l'histoire
**Jules Michelet (1798-1874)** rompt avec les approches centrées sur les "grands hommes". Il se consacre à l'histoire du **peuple**, de ses modes de vie, de ses croyances et de son esprit.
* **Méthodologie :** Michelet est le précurseur de l'**histoire du quotidien** et de l'histoire sociale et culturelle, s'inspirant de Vico. Il utilise les archives nationales et mène une recherche approfondie sur les documents.
* **Style :** Son écriture est empreinte d'émotion et de passion. Il conçoit l'histoire comme une "résurrection" du passé.
* **Engagement :** Républicain radical, anticlérical, il voit dans l'histoire un rôle moral et un instrument d'inspiration pour le changement social.
#### 4.3.4 Numa Denis Fustel de Coulanges : vers une histoire scientifique des sociétés
**Numa Denis Fustel de Coulanges (1830-1889)** marque une rupture avec Michelet en prônant une **histoire strictement scientifique**, dépourvue de subjectivité.
* **Objectivité :** Pour Fustel, l'historien doit être objectif et éviter tout jugement personnel, considérant les positions de l'historien comme des erreurs.
* **Histoire des sociétés humaines :** Il voit l'histoire comme la science des sociétés humaines, synonyme de la sociologie, se concentrant sur les faits sociaux.
* **Méthodologie :** Dans *La Cité antique* (1864), il analyse simultanément les cités grecques et romaines, basant la société antique sur trois piliers : la famille, la religion et la propriété. Dans son *Histoire des institutions politiques de l’ancienne France*, il se concentre sur la propriété comme fondement des sociétés. Il est admiré par Marc Bloch pour son approche rigoureuse.
> **Tip :** La distinction entre Michelet (histoire littéraire, empathique, centrée sur le peuple) et Fustel de Coulanges (histoire scientifique, objective, centrée sur les institutions et les faits sociaux) est cruciale.
#### 4.3.5 La réforme universitaire et l'essor de la recherche
La fin du XIXe siècle voit une profonde réforme de l'université française, inspirée par le modèle allemand :
* La création de l'**École pratique des hautes études (EPHE)** en 1868, qui encourage la recherche scientifique et le travail collectif (séminaire).
* L'essor de l'enseignement universitaire dans les provinces et la construction de "palais universitaires".
* L'introduction du **mémoire de recherche** dans les cursus, favorisant le contact direct avec les archives.
* L'influence d'**Ernest Lavisse (1842-1922)**, surnommé "l'instituteur de la nation", qui diffuse une histoire nationale et républicaine à travers ses manuels, contribuant à forger un sentiment d'identité nationale.
### 4.4 Le dialogue entre l'histoire et les sciences sociales
#### 4.4.1 L'ouverture vers l'économie et la sociologie
Dès la fin du XIXe siècle, une ouverture vers les questions économiques et sociales s'amorce :
* **Charles Seignobos (1854-1942)**, dans *La Méthode historique appliquée aux sciences sociales* (1901), préconise la prise en compte des "intérêts matériels", développant la démographie et l'étude historique de la production et des échanges. Il propose une analyse des systèmes économiques en distinguant les approches statique et dynamique.
* L'émergence de la **sociologie** avec **Émile Durkheim (1858-1917)**, qui considère l'histoire comme une branche rétrospective de la sociologie.
#### 4.4.2 L'École des Annales et le renouveau historiographique
Fondée en 1929, la revue **Annales d'histoire économique et sociale** marque un tournant majeur. Impulsée par **Marc Bloch (1886-1944)** et **Lucien Febvre (1878-1956)**, cette école prône une histoire plus large, intégrant les dimensions économiques, sociales et culturelles.
* **Interdisciplinarité :** Les Annales encouragent le dialogue avec la géographie, la sociologie et la psychologie.
* **Histoire des mentalités et histoire culturelle :** Ces approches explorent les représentations, les croyances, les sensibilités et les modes de vie des sociétés.
* **Marc Bloch** analyse les croyances royales dans *Les Rois thaumaturges*, introduisant la notion de "mentalité" pour comprendre des phénomènes sociaux et la conception de la monarchie.
* **Lucien Febvre**, influencé par la psychologie, étudie la culture et la société, utilisant des personnages comme Luther ou Rabelais pour pénétrer des problématiques plus vastes.
* **Méthodologie :** L'accent est mis sur les **problèmes et questions thématiques** plutôt que sur la seule chronologie événementielle. La géographie devient un outil essentiel pour comprendre la "géohistoire".
#### 4.4.3 Le dialogue avec la géographie : la "géographie vidalienne"
Paul Vidal de La Blache (1845-1918) est une figure centrale de la géographie française. En réaction au déterminisme géographique, il développe le concept de **"possibilisme"**, soulignant que le milieu naturel offre des possibilités que les sociétés humaines exploitent selon leur histoire et leur culture. Son influence donne naissance à une "géographie vidalienne" qui marque profondément les historiens, comme en témoigne l'introduction géographique de l'Histoire de France par Lavisse.
> **Exemple :** L'étude de Raoul Blanchard sur la géographie alpine ou celle d'Albert Allix sur l'Oisans, combinant méthodologies géographique et historique, illustrent ce dialogue.
#### 4.4.4 L'anthropologie historique et l'histoire culturelle
L'influence de l'anthropologie, notamment de **Claude Lévi-Strauss**, transforme l'historiographie :
* **Histoire des mentalités :** Initialement, il s'agit d'analyser les structures de pensée collectives, les croyances et les atmosphères mentales d'une époque. Georges Duby propose une approche structurée en trois paliers : l'outillage mental, les procédures d'information et le monde des mythes et croyances.
* **Critiques de la notion de mentalité :** À partir des années 1980, la notion de mentalité est critiquée pour son aspect potentiellement réducteur et anachronique.
* **Anthropologie historique et histoire culturelle :** Ces disciplines prennent le relais, abordant les sociétés passées avec une approche plus nuancée et complexe. Elles explorent :
* **L'histoire des sensibilités :** L'étude des rapports sensoriels au monde (Alain Corbin et son histoire olfactive du XIXe siècle).
* **L'histoire du corps :** La perception et la signification du corps à travers le temps.
* **L'histoire des mythes et des symboles :** L'analyse des représentations collectives (Marcel Detienne sur les mythes grecs, Michel Pastoureau sur les symboles animaliers, Maurice Agulhon sur les symboles politiques).
* **L'anthropologie historique :** Elle rend à chaque époque sa dignité propre, en étudiant des aspects comme la parenté (Claude Lévi-Strauss, Emmanuel Le Roy Ladurie avec *Montaillou, village occitan*).
#### 4.4.5 L'impact de la révolution informatique et de la numérisation
La numérisation des sources et l'avènement des outils informatiques ont révolutionné les pratiques de recherche historique, permettant l'analyse de masses de données et l'accès élargi aux informations, tout en posant de nouveaux défis méthodologiques et déontologiques.
La dialogue entre l'histoire et les sciences sociales a ainsi permis d'élargir considérablement le champ de la recherche historique, passant d'une histoire événementielle à une compréhension plus profonde des structures, des mentalités, des cultures et des sociétés humaines dans leur complexité.
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# L'impact de la révolution informatique sur la pratique historique
L'avènement de la révolution informatique a profondément transformé la pratique historique en offrant de nouveaux outils de recherche, tout en soulevant des défis inédits.
### 5.1 L'émergence de l'informatique dans les sciences sociales et l'histoire
Avant les années 1980, l'influence de l'informatique sur l'histoire et les sciences sociales était limitée. Les ordinateurs des années 1970 étaient des machines d'entreprise ou de laboratoire, peu accessibles aux historiens. L'arrivée des ordinateurs personnels (PC) dans les années 1980 a marqué un tournant, rendant ces outils plus pertinents pour les besoins des historiens, notamment pour les calculs complexes. La revue "Le médiéviste et l'ordinateur", lancée en 1979, a témoigné des premières utilisations de l'informatique pour traiter de vastes ensembles de données statistiques.
### 5.2 Contributions et limites de l'ordinateur
L'impact initial des ordinateurs sur les pratiques des historiens ne doit pas être surestimé. Cependant, leur utilisation en lexicographie, c'est-à-dire pour repérer l'apparition et l'évolution de champs sémantiques dans les sources historiques, a été un moteur d'adoption significatif. Plus tard, les fonctionnalités liées aux réseaux ont révolutionné la collaboration et la diffusion des données à l'échelle mondiale.
### 5.3 La numérisation et les transformations récentes
La numérisation massive des sources, depuis les manuscrits anciens jusqu'aux revues scientifiques, a constitué la transformation la plus marquante des dernières décennies. Ce phénomène a entraîné deux conséquences majeures :
* **Nouveaux standards scientifiques :** L'accès élargi aux sources primaires et secondaires a doté les historiens d'outils d'analyse considérablement plus riches que ceux de leurs prédécesseurs.
* **Un nouveau régime de parité :** L'universalité de l'internet a brouillé les frontières entre les travaux académiques validés et les productions amateurs ou non sourcées, créant ainsi à la fois des opportunités et des risques liés à l'identification des auteurs et à la fiabilité des informations disponibles en ligne.
#### 5.3.1 Les défis des pratiques électroniques
L'essor des outils électroniques a également soulevé des questions cruciales concernant le droit d'auteur et l'identité en ligne. L'usurpation d'identité et la remise en question de la fiabilité des échanges et des contenus publiés représentent des défis constants.
> **Tip:** Il est essentiel pour les historiens d'aujourd'hui de développer un sens critique aiguisé face à l'abondance d'informations disponibles en ligne, afin de discerner les sources fiables des contenus moins rigoureux.
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## Erreurs courantes à éviter
- Révisez tous les sujets en profondeur avant les examens
- Portez attention aux formules et définitions clés
- Pratiquez avec les exemples fournis dans chaque section
- Ne mémorisez pas sans comprendre les concepts sous-jacents
Glossary
| Term | Definition |
|------|------------|
| Historiographie | L'étude de l'écriture de l'histoire, incluant les méthodes, les approches et les évolutions des récits historiques au fil du temps. Elle examine comment l'histoire a été conçue et écrite par différents historiens et à différentes époques. |
| Paradigme | Selon Thomas Kuhn, un paradigme représente un cadre conceptuel et méthodologique fondamental qui gouverne la perception et l'interprétation d'un domaine scientifique. Un changement de paradigme implique une révolution dans la manière de comprendre et d'étudier un sujet. |
| Rationalité discursive | Une approche de la pensée et de la connaissance qui repose sur la démonstration logique et l'exigence de preuves pour établir la vérité d'une proposition, par opposition à l'autorité d'un auteur ou aux similitudes superficielles. |
| Érudition critique | L'application rigoureuse de méthodes critiques pour examiner et évaluer les sources historiques, afin d'établir l'authenticité, la fiabilité et la signification des documents. Elle vise à reconstruire le passé avec le plus de précision possible. |
| Diplomatique | La science qui étudie les diplômes, c'est-à-dire les actes anciens et les documents officiels, pour en vérifier l'authenticité, la forme et le contenu. Elle est essentielle pour l'établissement des preuves historiques. |
| Source primaire | Un document, un objet ou un témoignage créé à l'époque étudiée, par des personnes ayant vécu ou été témoins directs des événements. Les sources primaires sont considérées comme les fondations de la recherche historique. |
| Histoire positive | Une conception de l'histoire qui met l'accent sur l'établissement rigoureux des faits et des enchaînements cohérents, sans s'attarder sur des interprétations morales ou philosophiques. Elle se concentre sur ce qui s'est réellement passé. |
| Érudition | L'ensemble des connaissances acquises par l'étude approfondie et systématique de sujets complexes. Dans le contexte historique, cela renvoie à la maîtrise des sources, des langues anciennes et des méthodes de recherche. |
| Université contemporaine | Le modèle universitaire moderne, caractérisé par la recherche, la spécialisation des disciplines et la liberté d'enseigner et d'apprendre, tel qu'initié par Wilhelm von Humboldt avec la fondation de l'université de Berlin. |
| Séminaire | Une méthode d'enseignement et de recherche où un maître rassemble ses élèves avancés pour travailler collectivement sur des textes et des documents, s'engageant dans une critique érudite et une discussion approfondie des sources. |
| Objectivité | Dans le contexte historique, l'objectivité désigne la tentative de l'historien de présenter les faits et les événements de manière impartiale, en s'abstenant de jugements de valeur personnels et d'émotions, afin de garantir la neutralité du récit. |
| Source (en histoire) | Tout vestige du passé, qu'il soit écrit, oral, matériel ou visuel, qui fournit des informations sur une période donnée. Le terme est souvent associé à l'idée de pureté et d'authenticité lorsqu'un document est vérifié. |
| Corpus | Un ensemble organisé et complet de textes ou de documents sur un sujet donné, destiné à la recherche scientifique. Le Corpus des inscriptions latines (CIL) en est un exemple notable. |
| Heuristique | La première étape de la recherche historique, qui consiste à la recherche et à la découverte de documents et de sources pertinentes pour l'étude d'un sujet. |
| Critique des sources | L'analyse systématique des documents historiques pour en déterminer l'authenticité, la fiabilité, l'origine et la signification, afin d'établir la valeur probante d'une source. |
| Interprétation (historique) | L'acte de comprendre le sens et la portée d'un texte ou d'un événement historique, en tenant compte du contexte et de l'intention de l'auteur, afin de donner sens aux faits. |
| Exposition historique | La présentation finale et structurée des conclusions d'une recherche historique, sous forme de récit, d'article ou de livre, rendant compte des faits établis et de leur interprétation. |
| Sciences de la nature | Disciplines scientifiques qui étudient le monde physique et naturel par des méthodes d'observation, d'expérimentation et de formulation de lois universelles, comme la physique ou la biologie. |
| Sciences de l'esprit (ou humaines) | Disciplines qui étudient l'activité humaine, la culture, la société et l'histoire, en privilégiant la compréhension et l'interprétation des expériences humaines, comme l'histoire, la philosophie ou la sociologie. |
| Approche holistique | Une perspective qui considère un phénomène dans sa globalité et son interconnexion, plutôt que de l'analyser en fragments isolés. Dans l'étude des sociétés, elle implique d'examiner les interactions entre différents aspects (sociaux, culturels, économiques). |
| Possibilisme | Une théorie géographique qui soutient que le milieu naturel offre un éventail de possibilités, mais que le développement des sociétés humaines dépend de leur capacité à exploiter ces possibilités en fonction de leur histoire, de leur culture et de leur organisation sociale. Il s'oppose au déterminisme. |
| Géohistoire | Une approche interdisciplinaire qui analyse les relations complexes entre l'histoire et la géographie, considérant l'espace comme un facteur déterminant et interactif des événements historiques. |
| Histoire quantitative | Une méthode historiographique qui utilise des données chiffrées et des techniques statistiques pour analyser des phénomènes historiques sur de longues périodes, en se concentrant sur des séries de données (par exemple, démographie, économie). |
| Histoire des mentalités | Un champ historiographique qui étudie les manières de penser, de sentir et de croire des populations à travers le temps, cherchant à comprendre les cadres cognitifs et affectifs qui façonnent leurs actions et perceptions. |
| Histoire culturelle | Une approche historiographique qui analyse la manière dont les sociétés se représentent et se construisent le monde qui les entoure, en se concentrant sur les croyances, les symboles, les représentations, le corps et les sens. |
| Anthropologie historique | Une branche de l'histoire qui applique les méthodes et les concepts de l'anthropologie pour étudier les sociétés du passé, en se concentrant sur des aspects tels que la parenté, les rituels, les croyances et les structures sociales. |
| Anachronisme | L'erreur de placer un événement, une coutume ou un objet dans une période historique qui ne correspond pas à son origine, ou de projeter des modes de pensée contemporains sur des époques passées. |
| Mythe | Un récit traditionnel, souvent symbolique, qui explique les origines du monde, de la nature humaine ou d'une société. L'histoire culturelle examine les mythes comme des constructions sociales qui révèlent des croyances et des valeurs. |
| Symbole | Un élément (objet, image, geste) qui représente quelque chose d'autre, souvent une idée abstraite ou une signification profonde. L'histoire culturelle analyse les symboles pour comprendre la manière dont les sociétés donnent sens au monde. |
| Numérisation | Le processus de conversion d'informations (textes, images, sons) sous forme numérique, rendant ces données accessibles et manipulables par des outils informatiques. |
| Big data | Des ensembles de données extrêmement volumineux et complexes, qui nécessitent des technologies avancées pour être analysés et interprétés, ouvrant de nouvelles perspectives pour la recherche historique. |
| Lexicographie | La science de la compilation de dictionnaires, qui étudie l'usage et l'évolution des mots et des champs lexicaux au sein d'une langue et d'une période donnée. |
| Copyright | Le droit d'auteur, qui protège la propriété intellectuelle et contrôle l'utilisation et la diffusion des œuvres créatives, y compris les textes historiques numérisés. |
| Sociétés chaudes | Selon Claude Lévi-Strauss, des sociétés caractérisées par des changements rapides et une valorisation de ces transformations, souvent associées aux sociétés alphabétisées. |
| Sociétés froides | Selon Claude Lévi-Strauss, des sociétés caractérisées par une évolution lente et une valorisation de la continuité et de la tradition, souvent associées aux sociétés à transmission orale. |
| Parenté | L'ensemble des relations familiales et des liens de filiation qui structurent une société, déterminant la descendance, l'alliance et l'organisation sociale. |
| Structures élémentaires de la parenté | Les modèles fondamentaux par lesquels les sociétés organisent les relations de parenté et les échanges, selon Claude Lévi-Strauss, avec un accent sur l'échange des femmes comme base de l'organisation sociale. |
| Pensée sauvage | Concept de Claude Lévi-Strauss désignant une forme de raisonnement basée sur l'analogie et les correspondances, distincte de la pensée scientifique basée sur le concept, et considérée comme tout aussi valide pour comprendre le monde. |
| Monde des mythes et des croyances | L'ensemble des récits, des symboles et des représentations qui donnent sens à l'existence, aux forces qui régissent le monde et à la place de l'homme en son sein, incluant les croyances religieuses, sociales et les mythes fondateurs. |
| Histoire des sensibilités | Un courant de l'histoire culturelle qui explore la manière dont les êtres humains perçoivent et interagissent avec le monde à travers leurs sens (vue, ouïe, odorat, toucher, goût), et comment ces perceptions évoluent historiquement. |
| Histoire du corps | L'étude historique de la manière dont le corps humain est perçu, vécu, représenté et traité dans différentes sociétés et époques, le considérant comme un espace social, culturel et historique. |
| Représentations sociales | Les manières dont les groupes sociaux se représentent le monde, eux-mêmes et les autres, façonnées par la culture, l'histoire et les interactions sociales. |